PIERRE OUELLET / Barbelés

Le lecteur prisonnier

Il arrive souvent qu’un journaliste doive passer par un agent littéraire pour parler à un écrivain. C’est pas mal plus rare de passer par un agent correctionnel. Et beaucoup plus compliqué. Nous avons tenté de joindre Pierre Ouellet, l’auteur de Barbelés, mais notre demande a été refusée après deux ou trois semaines d’attente. 

Nous avions envie d’en savoir un peu plus sur ce curieux personnage. Depuis 1972, il n’a pas cessé de faire de la taule, de s’évader, de récidiver, et de se faire reprendre. Un vrai bandit. En 1986, il a été condamné à vie pour « tentative de meurtre et complot de meurtre » contre des policiers. Il était parvenu, à force d’efforts et de bon comportement, à obtenir une libération conditionnelle l’an dernier, mais après dix mois à l’extérieur, il a commis deux vols à main armée qui l’ont renvoyé en prison où il est en attente de son procès – d’où la difficulté à le joindre. Cet homme qui aurait pu être un modèle de réhabilitation n’a pas été capable de se libérer de ses démons, finalement. Mais on se demande aussi comment quarante années de prison peuvent rendre un homme normal. 

Son récit, Barbelés, est l’un des livres les plus étranges qu’il nous ait été donné de lire. Une sorte de logorrhée pas mal intense où se mêlent réflexions, poésie, citations, témoignages, souvenirs, dialogues avec d’autres détenus, fantasmes sexuels, espoirs de rédemption... Il n’est pas exempt de maladresses et de redites, de paradoxes et de révélations salaces (l’absence de femmes le fait clairement souffrir), mais ce qui étonne le plus est la qualité des lectures de Pierre Ouellet, qu’il cite abondamment : Baudelaire, Prévert, Hélène Dorion, Anne Hébert, Saint-Denys Garneau, Kafka, Chateaubriand, Ying Chen, Saint-Exupéry, Proust, Céline, Richard Matheson, Balzac, Miller... et on en passe ! Il faut dire qu’il a sa technique personnelle de « prises aléatoires » lorsqu’il va à la bibliothèque : « Lorsque j’en ai cinq, soit le nombre de livres qu’on nous autorise à emprunter, je retourne dans ma cellule et regarde alors les livres que j’ai "choisis". J’ai parfois d’agréables surprises. Cette manière de procéder a le mérite de me permettre de parcourir des œuvres que je n’aurais jamais lues si j’avais eu à faire un choix. L’essentiel est de lire. Ça passe le temps. Et passer le temps, en prison, c’est du sérieux. » 

Bien des gens en liberté n’ont pas cette curiosité...

Un prof, une éditrice, un criminel

Cet hommage à la littérature est ce qui a plu à l’éditrice Lise Demers. « J’ai trouvé ça très intéressant, la façon dont il raconte comment la littérature et les livres déclenchent chez lui des souvenirs et des réflexions philosophiques. J’ai lu le manuscrit sans juger. Pour moi, il était un écrivain et j’étais une éditrice. » Ouellet était en prison lors de ce premier contact. Le contrat a été signé alors qu’il était en maison de transition. Mais la publication a failli être sabotée par sa récidive. « J’en ai parlé avec mon équipe et nous avons décidé que ce manuscrit méritait d’être publié, raconte Lise Demers. Ce livre pose des questions à la société. Nous publions des livres qui portent à réfléchir, mais qui sont avant tout littéraires. Et pour moi, Pierre Ouellet a écrit une œuvre littéraire qui dépasse les modes. Je ne le connais pas personnellement, je ne peux pas être dans sa tête, mais il est évident que c’est un être qui a une double personnalité, quelqu’un d’extrêmement sensible aux arts, et d’un autre côté, un voleur, un bandit. » 

Barbelés est dédié à Claude Albert, un professeur de littérature au cégep Garneau, qui a découvert les talents d’écriture de Pierre Ouellet par le biais d’un concours littéraire où il avait envoyé un texte très osé qui a retenu son attention. Une correspondance a débuté. Ouellet lui a envoyé un manuscrit complet sur une disquette que le professeur ne pouvait même pas lire. Claude Albert l’a aidé à le retravailler, et l’a envoyé aux maisons d’édition. « Je me suis aperçu, en correspondant avec lui, que j’avais affaire à quelqu’un de spécial, dit-il. Quand il est entré en prison, il était quasiment illettré. Il faut savoir qu’il a écrit ses textes non pas dans l’intention de faire un livre, mais pour se distraire et s’occuper en prison. C’est une question de survie. Au départ, c’était très inégal, mais à travers ses papiers, il y avait beaucoup de qualités. En plus, il est peintre, il m’a envoyé un tableau pour me remercier. » 

Claude Albert est très heureux que le livre soit publié, même s’il est déçu par la rechute de Ouellet. « Nous avons tous une certaine déception, car nous avons travaillé à sa réhabilitation. Il sort de prison et il va commettre d’autres crimes ! On n’a pas cherché beaucoup à le recontacter. Il a changé de place, aussi, je ne sais même pas dans quel pénitencier il est ! La sécurité maximale, c’est assez fermé. Et comme ses derniers crimes sont récents, il est très surveillé. On s’est interrogé sur ses motifs. L’envie de faire un coup d’éclat, de devenir une vedette ? Le sentiment de pouvoir qu’il ressent quand il a un gun ? Ça peut être aussi la peur de se retrouver dans la société, quand on n’a jamais travaillé... » 

Bref, en dépit de ce livre dans lequel il se dévoile, le mystère Pierre Ouellet demeure entier. 

EXTRAIT

Barbelés

« Je veux tout goûter, tout prendre, tout sentir et respirer de ce tout de vie étendu là à la portée de mes mains et de mes yeux. Je veux le tout de cette vie enfin libre de ces cellules, ces gardes, ces matraques ; libre de toutes ces choses qui puent le renfermé, sentent le moisi de longue date et de loin. Je rature cette vie-là à grands coups de présent que je respire à pleins poumons. Et j’en redemande de cette vie sans barbelés, cette vie qui bat si fort dans ma peau, qui n’est pas rêvée, pas espérée, mais qui se vit ici et maintenant, ivre de sa jeune présence au monde. Ce trop-plein de vie va sûrement finir par m’étourdir, me briser les reins... »

Des écrivains en prison

Le marquis de Sade (1740-1814)

Le « divin marquis » a écrit une bonne partie de son œuvre dans des prisons où il a passé la majeure partie de sa vie en raison de sa conduite scandaleuse, qui choquait sous tous les régimes. La prison aura fait de lui un monstre d’écriture ; il écrira une œuvre sulfureuse, orgiaque, qui a traversé le temps, jusqu’à sa « réhabilitation » au XXe siècle. Une légende soutient qu’il excitait la foule de sa cellule le jour de la prise de la Bastille, mais une chose est certaine, c’est pendant le pillage de la Bastille que le manuscrit de l’œuvre Les cent vingt journées de Sodome a disparu.

Des écrivains en prison

Oscar Wilde (1854-1900)

Il était une vedette des grands salons londoniens. Sa liaison affichée avec Alfred Douglas de Queensberry causera sa chute. Poursuivant pour diffamation le père d’Alfred Douglas qui le traitait de sodomite, il perd son procès et est poursuivi à son tour. Une loi interdisant l’homosexualité le condamnera à deux ans de travaux forcés. Il en fera 14 mois avant d’être transféré à la prison de Reading. Cette expérience le brisera, il n’écrira ensuite qu’un seul livre, poignant, loin de sa superbe habituelle : Ballade de la geôle de Reading. Il meurt à 46 ans en exil à Paris. Sa tombe est constamment couverte de rouge à lèvres, pleine de baisers d’admirateurs...

Des écrivains en prison

Fiodor Dostoïevski (1821-1881) 

Sa fréquentation des milieux révolutionnaires pendant sa jeunesse lui vaudra en 1849 la déportation dans un bagne de Sibérie. En fait, il avait été condamné à mort, on a cruellement simulé une exécution, avant d’annoncer la grâce du tsar... Il n’en sortira qu’en 1854, et cette expérience, décrite dans Souvenirs de la maison des morts, sera fondamentale dans sa vie et son œuvre, puisqu’il estimait y avoir découvert véritablement l’âme russe.

Des écrivains en prison

Jean Genet (1910-1986) 

Jean Genet était un voleur, notamment un voleur de livres. C’est à 10 ans qu’il commet son premier larcin qui sera pour lui un acte fondateur, qu’il revendique. La prison le mènera à l’écriture, car c’est en cellule qu’il écrit ses premiers poèmes. Il écrira d’ailleurs Le journal du voleur... Les livres de cet homosexuel affiché, dans la vie comme à l’écrit, font scandale, considérés comme pornographiques.

Des écrivains en prison

Alexandre Soljenitsyne (1918-2008)

Pour avoir critiqué Staline dans sa correspondance, Soljenitsyne connaîtra le goulag. Il est condamné à huit ans de camps de travail en 1945. Il en sort en 1953. Il décrira les conditions de vie du goulag dans Une journée d’Ivan Denissovitch, qui marquera le début de sa célébrité mondiale. Un roman publié avec la permission de Nikita Khrouchtchev, d’ailleurs. Mais son chef-d’œuvre à propos du système carcéral russe sera L’archipel du goulag, écrit dans la clandestinité, qu’il fit publier à l’extérieur de la Russie en 1973. Un livre qui jettera une douche froide dans tous les milieux intellectuels pro-communistes...

Des écrivains en prison

Jacques Mesrine (1936-1979)

L’un des plus célèbres bandits du XXe siècle, considéré comme « l’ennemi public numéro 1 », braqueur de banques et as de l’évasion, profita de son incarcération pour écrire son autobiographie, L’instinct de mort, publiée en 1977, qui a contribué à alimenter sa légende.

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